Christian Dubé (Source d'image: Getty )
En 1999, après deux années passées dans l’organisation des Rangers de New York, Christian Dubé a mis le cap sur la Suisse et, du même coup, son rêve en veilleuse. Au début de l’été, sa décision était prise et elle était irréversible. Rien n’aurait pu le faire changer d’idée.
Même pas un appel du Canadien de Montréal
Le 26 juin, le téléphone de Dubé a sonné. Pat Brisson, son agent, était à l’autre bout du fil pour lui apprendre que Réjean Houle, en pleine séance de repêchage, venait d’offrir un choix de deuxième ronde aux Rangers pour obtenir ses droits.
Dubé, qui s’était déjà engagé à poursuivre sa carrière à Lugano, se retrouvait devant un dilemme qu’il n’avait jamais vu venir.
« J’avais cinq minutes pour me décider », raconte-t-il après avoir accepté de faire le récit de sa carrière au RDS.ca.
Soudainement, seize ans plus tard, Dubé recommence à peser à voix haute le pour et le contre de cette offre qui lui était parvenue du champ gauche. Il n’aurait pas été en terrain inconnu à Montréal. Alain Vigneault était derrière le banc. Mike Ribeiro venait d’être repêché. Sébastien Bordeleau, son bon ami, venait de passer par là. « Qu’est-ce que je fais? » Il n’avait pas de contrat. Et si on lui avait seulement offert un pacte à deux volets? Ses chances de se tailler un poste au camp d’entraînement lui semblaient bonnes, mais si jamais on lui avait fermé une autre porte? « Continuer de pourrir dans les mineures? Non merci. »
Il a refusé
« Il y a probablement moins de 1 % des joueurs de la planète qui auraient refusé ça, réalise-t-il. Mais qu’est-ce que tu veux que je te dise? Il faut comprendre comment je me sentais à ce moment-là... »
Deux ans plus tôt, Christian Dubé était, selon sa propre évaluation, le meilleur joueur junior au Canada. La prétention est appuyée par à peu près tous les chiffres sur lesquels il est possible de mettre la main. Des saisons de 101 et 145 points avec les Faucons de Sherbrooke. Un rôle offensif de premier plan dans la conquête de deux médailles d’or canadiennes au Championnat du monde de hockey junior. Meilleur pointeur du tournoi de la Coupe Memorial remporté par les Olympiques de Gatineau en 1997.
Alors pourquoi, après seulement deux saisons chez les professionnels, ce jeune homme de 22 ans a-t-il levé le nez sur une deuxième chance aussi inespérée pour s’en tenir à un plan en apparence incongru?
Pourquoi se sauver en Suisse? Pour sauver sa peau
« Je peux te dire que si j’avais dit oui à Montréal et qu’on m’avait fait jouer dans les mineures à Fredericton, je me serais shooté une balle », laisse-t-il banalement tomber.
Il en rit aujourd’hui, mais il n’y avait rien de drôle à l’époque. Son entourage se demandait ce qui n’allait pas. Même ses parents ne le reconnaissaient plus. Le hockey était en train de le ronger par en-dedans.
« J’étais écoeuré. Dans le temps, il n’y avait pas de plafond salarial et les Rangers étaient reconnus pour dépenser beaucoup d’argent. Ils allaient chercher des gars comme Pat LaFontaine, Theoren Fleury, Pavel Bure. À ma dernière année dans la Ligue américaine, je jouais avec Bob Errey, qui avait gagné la coupe Stanley avec Mario Lemieux, et Bill Berg. Mes deux ailiers étaient des gars de 34 ans qui gagnaient plus d’un million par année dans les mineures. Ça n’avait pas de sens. Je regardais ça et je me disais "Crime, je m’en vais où?". Il n’y avait aucun débouché, aucune chance. »
Le petit gars de Sherbrooke croyait rêver la première fois qu’il a franchi la porte du vestiaire des Rangers. Il y avait Wayne Gretzky et Mark Messier, Luc Robitaille, Alex Kovalev et Adam Graves. Mais parce que toutes ces grandes vedettes occupaient un poste qu’il convoitait, le rêve lui a rapidement fait faire de l’insomnie.
Dubé fouille dans ses souvenirs d’un ton calme, presque en chuchotant. Ses deux garçons, âgés de 8 et 5 ans, dorment paisiblement et la maisonnée semble muette. Mais il ne peut s’empêcher de s’esclaffer bruyamment quand on lui demande s’il a l’impression d’avoir eu une vraie chance avec les Rangers.
« Une vraie chance? J’avais 19 ans, j’étais le meilleur joueur junior au Canada et on me faisait jouer sur une quatrième ligne avec deux goons. Appelles-tu ça une vraie chance? Je perdais mon temps là-bas. »
Un an après avoir été le 39e choix de l’encan amateur de 1995, Dubé a joué 27 matchs avec les Rangers avant d’être retourné au niveau junior. On lui a demandé d’ajouter du muscle à sa charpente durant l’été suivant, mais à son arrivée au camp d’entraînement, on lui a reproché d’avoir ralenti. On l’a catapulté au club-école, à Hartford, où il a terminé la campagne au quatrième rang du classement des pointeurs du Wolf Pack. L’année suivante, de retour à son poids santé, il a connu un camp du tonnerre, mais n’est toujours pas parvenu à faire le club. On lui a éventuellement fait signe pour six matchs, mais il a à peine joué. La deuxième fois qu’on l’a rappelé, en cours de saison, il a carrément refusé l’invitation.
« Ce que j’ai trouvé malheureux, c’est qu’il y avait plein d’équipes qui voulaient m’avoir, des équipes comme Buffalo et Edmonton qui voulaient faire jouer les jeunes. Un jour, un journaliste du New York Post m’avait appelé pour me dire que j’avais été échangé à Buffalo contre Pat LaFontaine, mais ça ne s’est jamais réalisé. On me voyait comme un joueur d’avenir, mais on ne me développait pas », déplore celui qui a récolté deux points en 36 matchs dans la LNH.
« J’étais tellement tanné que je ne me suis même pas pointé au meeting de fin d’année. Mon cas a été mal géré du début à la fin. C’est sûr que ça m’a tellement frustré que j’en parle encore avec une certaine émotion. Aujourd’hui, j’ai une vie superbe et je ne regrette rien, mais ils ont quand même brisé le rêve d’un gars qui s’est donné toutes les chances de réussir. »
En 1999, Christian Dubé ne recherchait plus l’argent ni la célébrité. Il voulait retrouver le plaisir qu’il avait toujours éprouvé en jouant au hockey et il savait que la Suisse, où il avait habité pendant douze ans pendant que son père y menait une carrière de joueur et d’entraîneur, lui offrait cette possibilité.
Voilà pourquoi il a tourné le dos au Canadien.
« C’est une décision qui a pas mal tout changé. Je ne saurai jamais ce qui serait arrivé, mais je ne regrette rien du tout. J’ai une belle famille, deux enfants, on est heureux, on a tout ce qu’on veut. On vit dans un cadre incroyable. Comment je pourrais regretter? C’est impossible. »
Le bonheur en permanence
Au début, l’exil devait être temporaire. Il y a 15 ans, partir pour l’Europe était perçu comme un acte de capitulation, un constat d’échec. « Comme si tu avais manqué ta carrière », résume Dubé.
« Je me disais que j’irais là-bas pour un an et qu’on verrait pour la suite. Columbus et le Minnesota sont entrés dans la Ligue et j’ai eu des offres pour revenir. Le problème, c’est que je gagnais bien ma vie et c’était difficile de retourner au même salaire en sachant que je devrais me battre sur une troisième ou quatrième ligne. »
Dubé est rapidement devenu une vedette en territoire helvète. À son année recrue, ses 25 buts, un sommet dans la Ligue nationale A, ont aidé Lugano à terminer la saison au premier rang du classement général. En séries, le club s’est incliné en grande finale devant les Lions de Zurich.
« J’avais tout ce que je voulais là-bas. Si je revenais [en Amérique du Nord], je revenais à reculons. J’avais un contrat de trois ans, alors j’ai décidé de rester une autre année... puis une autre. »
Après trois ans à Lugano, Dubé a été courtisé, et convaincu, par le club de Berne. Pendant neuf ans, il y a joué devant les plus grosses foules du pays – plus de 16 000 spectateurs s’entassent habituellement pour les parties locales – et y a remporté deux championnats.
« Entre-temps, j’ai eu une offre pour aller jouer à Moscou quand la KHL a vu le jour. Il y avait de l’argent à faire là-bas, mais j’étais bien en Suisse. J’avais une qualité de vie incroyable. À ce moment-là, c’était pratiquement impossible que je revienne dans la Ligue nationale. À la fin de la vingtaine, les Flames de Calgary m’ont approché et ça m’a chicoté, mais si j’avais à revenir, c’était au début. »
Dubé a fini sa carrière avec quatre saisons à Fribourg-Gottéron. En 2013, l’équipe est passée à un cheveu de remporter le premier championnat de son histoire lorsqu’elle s’est inclinée en grande finale contre... Berne, son grand rival. C’était la cinquième fois que Dubé s’avouait vaincu après s’être approché si près du but.
Le printemps dernier, après une carrière de 16 ans en Europe, l’ancien espoir des Rangers de New York et bref projet du Canadien de Montréal a pris sa retraite. Selon ses calculs, il a terminé dans le top-10 des marqueurs de sa ligue d’adoption pendant douze années consécutives et occupe le troisième rang des pointeurs dans l’histoire de la Ligue nationale A.
« Personne ne m’a jamais dit en pleine face que j’étais un flop. J’ai quand même gagné deux championnats du monde, une coupe Memorial et j’ai vécu une finale d’association avec les Rangers. J’ai vécu plein de beaux moments. Je ne pense pas que j’ai connu une si mauvaise carrière que ça... »
Un nouveau défi
Aujourd’hui âgé de 38 ans, Dubé croit qu’il pourrait encore faire la barbe aux plus jeunes. La saison dernière, il a amassé 25 points en 46 matchs, bon pour le quatrième rang dans la colonne des pointeurs de son club. Quand même bien, mais la chute de l’équipe au classement a sapé son moral. À la fin de la saison, les jambes étaient encore solides, mais la tête ne suivait plus.
Quand Fribourg a congédié son directeur sportif, Dubé a postulé pour le remplacer. Il a rencontré la direction à la mi-janvier. En février, tout était signé. Le Québécois avait un contrat de quatre ans en poche et le champ libre pour remettre la concession sur les rails.
En quelques mois, Dubé a fait des miracles. Fribourg, la risée de la ligue il y a un an, occupe présentement le premier rang de la hiérarchie du circuit, à égalité avec Zurich. « On est la grosse surprise du championnat », affirme fièrement le nouveau patron.
« Quand j’ai pris le poste, j’ai changé pratiquement la moitié de l’équipe. J’ai mis beaucoup de gars dehors et j’ai fait des échanges, ce qui n’est pas nécessairement commun en Suisse. [...] Au début, je me suis fait critiquer. J’ai tassé des gars de la place, des gars que le monde aimait. Mais c’est comme ça. L’avantage que j’avais, c’est que j’avais été dans le vestiaire avec ces gars-là pendant quatre ans. J’étais au courant de nos problèmes. »
En Suisse, le maraudage est non seulement légal, mais il est obligatoire pour rester compétitif. Un directeur sportif qui attend la fin de la saison pour bâtir son équipe est un directeur sportif qui sera bientôt congédié.
« C’est une grosse période pour moi parce que je mets déjà mes joueurs sous contrat pour l’année prochaine, explique Dubé, à peine revenu d’un voyage de recrutement à la Karjala Cup, en Finlande. J’ai déjà embauché trois ou quatre joueurs qui évoluent présentement pour d’autres équipes. C’est particulier, mais tu n’as pas le choix de faire ça, sinon tu passes à côté des meilleurs. On commence les contacts dès le mois d’août, avant même le début de la saison. »
Dubé connaît la Ligue suisse par cœur, il peut négocier en quatre langues – il parle couramment l’allemand et se débrouille très bien en italien – et comme à l’époque où il terrorisait les gardiens, il n’hésite pas à appuyer sur la gâchette lorsqu’il voit l’occasion de marquer des points.
« Je suis un gars de décisions. Je sais que je vais faire des erreurs, mais en même temps je n’ai pas peur de mal paraître. Je sais comment ça se passe et je sais ce que je veux, alors je ne me laisse pas influencer même si je suis nouveau. Je fais ce que je crois qui est mieux pour l’équipe et jusqu’à maintenant, ça m’a bien servi. »
Le travail est exigeant, mais c’est un défi stimulant que sa terre natale, comme à l’époque où il était un jeune joueur prometteur, n’aurait pu lui offrir. Dubé ne renie pas ses racines, mais sa femme et lui, deux fiers Estriens, se considèrent à la maison en Europe. Un retour au Québec?
« Pour faire quoi?, répond-il de façon rhétorique. Je recommencerais en bas de l’échelle et on ne parle pas des mêmes conditions de travail. Je suis directeur général d’une équipe qui a un budget de 10 à 12 millions de dollars. C’est très différent du junior majeur... »
« Je vois mes chums qui ont joué dans la LNH et je n’ai rien à leur envier. Je vois des gars contre qui j’ai joué et qui sont aujourd’hui des dépisteurs. J’aime ma vie mille fois plus que la leur! »
NICOLAS LANDRY