Avec le début du chantier de sa nouvelle patinoire ultramoderne, le club de hockey fribourgeois se prépare à écrire un nouveau chapitre de son histoire, débutée il y a huitante ans au cœur de la Basse-Ville
L’heure des play-off a sonné, paroxysme de la saison de hockey sur glace. Le jeu promet d’être plus intense, accroché, âpre. Les charges seront davantage appuyées, le public chauffé à blanc. En quart de finales, Gottéron affronte Lugano, sept fois champion de Suisse. En ouverture des matchs prévus à Fribourg, les fans n’auront d’yeux que pour le dragon géant, mascotte du club, qui annonce l’entrée des joueurs dans un fracas de bruit et de lumière.
Certains spectateurs auront peut-être remarqué auparavant les gabarits et les palissades posés à l’extérieur de l’enceinte. Les travaux de rénovation de la BCF-Arena viennent de débuter. Pour Gottéron, cela veut dire beaucoup. Plus que n’importe quelle autre équipe, son histoire est liée à celle de sa patinoire. Une épopée, presque un mythe, qui a laissé une empreinte profonde sur la ville et sur tout un canton.
A la pisciculture
Aux origines, dans les années d’avant-guerre, il y a les bandes de gamins de la Basse-Ville qui s’enfoncent dans la vallée du Gottéron toute proche pour aller jouer au hockey sur les étangs gelés de la pisciculture. Le 1er décembre 1937, six d’entre eux – ils sont âgés de 13 à 16 ans – se réunissent au 39, place du Petit-Saint-Jean, à l’angle du pont de Berne, pour créer un club. Un acte fondateur que rappelle aujourd’hui une plaque en laiton posée sur la façade de la maison.
Trois ans plus tard, les habitants du quartier se mobilisent pour aider ces jeunes à construire une patinoire au pied de l’ancien couvent des Augustins. «A l’époque, c’était d’une simplicité biblique, relate l’historien fribourgeois Jean Steinauer. Sur un terrain aplati et délimité par des planches de bois, on giclait de l’eau tirée de la borne hydrante située près de l’église Saint-Maurice et on attendait que ça gèle durant la nuit.» Le procédé artisanal faisait que la route et les trottoirs alentour finissaient également verglacés.
L’équipe n’a pas d’argent. Les chaussettes des joueurs sont tricotées par leur mère; les jambières des gardiens sont découpées dans des vieux sièges auto. La Basse-Ville de l’époque semble tout droit sortie d’un roman de Dickens. Ses habitants, les Bolzes, sont les descendants des paysans sans terre de la Singine venus s’entasser en contrebas de la cité.
A l'origine, une patinoire à ciel ouvert.
Stephane Decorvet
Les «voyous de la Basse»
«Pour beaucoup de juniors de Gottéron, la douche d’après l’entraînement était la seule à l’eau chaude de la semaine», confirme Jean Steinauer. Le quartier sent la misère. Il a mauvaise réputation. Ça castagne souvent. Les jeunes sont surnommés les «voyous de la Basse». Une rudesse qui se transforme en bravoure sur la glace. L’équipe se hisse jusqu’en ligue nationale B en 1953.
L’identification est totale. La plupart des joueurs sont des enfants du quartier. Les matchs aux Augustins se jouent à guichets fermés – 4800 personnes –, sans oublier les gens qui se massent sur le pont de Zähringen – la «tribune des pauvres» – qui surplombe la patinoire. Coincée entre les falaises et la Sarine, celle-ci est une marmite en ébullition. Réchauffés à la pomme et à la fondue, cuisinée à même les gradins, les fans y sont surexcités.
Ambiance oppressante
«Les autres clubs détestaient venir jouer aux Augustins, confie le journaliste et écrivain André Winckler, auteur de deux ouvrages sur Gottéron. Comme les vestiaires étaient à l’extérieur de la patinoire, les joueurs devaient fendre la foule pour atteindre la glace. C’était très oppressant. Même les plus costauds se liquéfiaient.» Le public en rajoute alors en scandant: «Ils ont les chocottes! Ils ont les chocottes!» Sans parler du chanoine Noël qui, depuis le bas de la tribune, donne des coups de canne aux adversaires dès que l’arbitre a le dos tourné.
Le club se développe, ses installations aussi. On pose un toit sur la patinoire. Un essor qui coïncide avec celui du canton. «Sans réelle relation de cause à effet, il y a une rencontre heureuse entre la success story de ce club de quartier et le décollage économique de Fribourg, rendu possible par l’ouverture de l’autoroute et l’arrivée, à la fin des années soixante, des grandes banques commerciales, UBS et SBS, jusque-là absentes», raconte l’historien Jean Steinauer.
La patinoire dotée d'un toit
Augustins Images
La nuit la plus longue
Le 4 mars 1980, Gottéron joue un match décisif pour la promotion en Ligue nationale A contre Zurich. Les observateurs ne donnent pas la moindre chance aux Fribourgeois. Le coup d’envoi est prévu à 20h15. La patinoire, elle, est pleine à 17h déjà.
Je ressens encore aujourd’hui les cris, la chaleur, la fumée, le quartier entier était en liesse.
Dominique de Buman
Dominique de Buman, président du Conseil national et ancien syndic de Fribourg, en tremble encore: «Nous soupions à la maison en écoutant le match à la radio. A 3 à 0, mon père, médecin, pas vraiment fan de hockey, a posé les couverts et a dit: «On descend!»
L’arrivée aux Augustins est indescriptible. «Je ressens encore aujourd’hui les cris, la chaleur, la fumée, le quartier entier était en liesse», se remémore Dominique de Buman, qui assiste aux derniers buts. Le score se monte finalement à 6 à 0. Le grand Zurich est carbonisé. Cette nuit-là, Fribourg n’a pas dormi.
Une trahison
«Ce succès, c’est celui d’un club né dans la misère, celui d’une bande de copains, des voyous de la Basse, rappelle Jean Steinauer. Même si la pauvreté a disparu depuis la fin des années cinquante, l’image est restée.» Mais, cette victoire marquera paradoxalement une rupture. Les Augustins, ses gradins branlants et son toit provisoire, ne correspondent pas aux normes de la Ligue A. Une nouvelle enceinte doit être construite. Elle le sera mais aux portes de Fribourg, à la sortie de l’autoroute, sur le plateau de Saint-Léonard.
Les habitants de la Basse vivent le choix des autorités communales comme une trahison. «La ville du haut, la ville des piles de billets de mille», pour reprendre les paroles du troubadour Gaby Marchand, leur arrache leur club, leur fierté, leur bastion. Le Rababou, le journal du Carnaval des Bolzes, ne parle que de ça. Lors des derniers matchs aux Augustins, les joueurs arborent un brassard noir en guise de deuil.
Le liant d’un canton
En 1982, la patinoire de Saint-Léonard est inaugurée. Le début d’une nouvelle aventure. «Même s’il a été vécu comme un déchirement, analyse André Winckler, ce déménagement a permis de décloisonner Gottéron et de l’ouvrir sur l’extérieur.» De l’équipe d’un quartier, d’une ville, elle devient le liant et le symbole d’un canton patchwork, bilingue, écartelé entre Berne et l’Arc lémanique. Tous les districts vont finir par s’identifier au club de la ville-centre.
La ferveur va même s’étendre au-delà des frontières cantonales. Ce 17 mars 1990, l’emblématique président d’alors, «Jeannot» Martinet, est en Russie. Après trois heures de négociations, le colonel Anatoly Akentiev, président du CSKA Moscou, le club de l’Armée rouge, accepte de libérer ses deux vedettes. Slava Bykov, capitaine de la Sbornaja, la redoutable équipe d’URSS, et Andreï Khomutov, meilleur buteur des derniers Championnats du monde de Stockholm, deviennent des Dragons. Dans le milieu du hockey suisse, on parle du «transfert du siècle».
Avec Bykov et Khomutov, le canton se découvre une ambition dont il se croyait incapable. Les cœurs chavirent. Fribourg la catholique voit ses rues se parer de drapeaux à la faucille et au marteau. Même l’évêque Pierre Mamie parle hockey durant ses prêches à la cathédrale. Avec son toit bas et sa tribune principale si proche des joueurs, la patinoire de Saint-Léonard est un chaudron. Tout un peuple vit pour son équipe, qui atteindra à trois reprises la finale des play-off, entre 1992 et 1994, sans pourtant jamais réussir à la gagner. Une plaie toujours béante.
En quasi-faillite
Gottéron va connaître ensuite des périodes plus compliquées, frôlant la faillite en 2006, avant de remonter la pente grâce au soutien de l’économie régionale et de ses grands acteurs, comme la Banque cantonale fribourgeoise (BCF) ou l’entreprise de distribution d’électricité Groupe E. La patinoire Saint-Léonard est rebaptisée la BCF-Arena, ce qui fait grincer quelques dents chez les supporters.
La patinoire Saint-Léonard, rebaptisée «BCF-Arena».
PETER KLAUNZER
Ces dernières années, les offres du club n’ont cessé de s’agrandir, l’infrastructure de la patinoire se retrouvant dès lors inadaptée. Billetterie et restaurants ont pris place dans des annexes provisoires à l’extérieur. «Nous sommes arrivés au bout du chemin», reconnaît le directeur général de Gottéron, Raphaël Berger. A la suite d’un long feuilleton politique, les travaux de rénovation ont commencé au mois de février.
Chantier spectaculaire
Devisé à 85 millions de francs, le chantier promet d’être spectaculaire. L’enceinte sera rénovée petit à petit, restant ouverte tout au long de l’ouvrage. La patinoire sera agrandie, sa hauteur passant de 21 à 30 mètres. Sa capacité sera montée de 6500 à 8500 spectateurs; le nombre de places de restauration de 900 à 1300. L’inauguration est prévue pour l’été 2020.
C’est comme dans une famille. Quand elle s’agrandit, elle s’installe dans un appartement plus grand. Mais elle reste une famille.
Raphaël Berger
«Avec cette patinoire, nous entrerons dans une nouvelle ère, promet Raphaël Berger. Nous pourrons offrir un produit correspondant à chacun, des familles aux partenaires VIP, venu assister à un spectacle.» Le directeur général se défend néanmoins de privilégier l’aspect commercial à l’âme du club. «C’est comme dans une famille, plaide-t-il. Quand elle s’agrandit, elle s’installe dans un appartement plus grand. Mais elle reste une famille.»
Pèlerinage au Gottéron
Pour preuve, au début de la saison, la direction du club a emmené l’équipe pour un pèlerinage en Basse-Ville. Ils se sont arrêtés aux Trois-Canards, la pinte de la vallée du Gottéron, non loin de la pisciculture, ainsi que sur le parking des Augustins, situé sur l’emplacement de la patinoire d’autrefois. Il y a bien sûr un peu de team building derrière cette démarche, mais le sentiment d’appartenir à une histoire est profond. Quand ils pénètrent sur la glace, les Dragons savent pourquoi ils ont la chair de poule quand ils entendent 6500 voix crier: «Ici, c’est Fribourg!»
Yan Pauchard